Hommes sexuellement abusés : rompre le silence

Dossier Publié le 15.03.2014

Par Denis René Intervenant à CRIPHASE

  Des chiffres renversants nous indiquent l'ampleur du problème des abus sexuels commis envers les garçons . Comme dans le cas des abus sexuels commis envers les jeunes filles, il n'est pas exagéré de parler d'un fléau.Plusieurs recherches récentes estiment qu'au moins un garçon sur six est victime d'abus sexuels, avec contact physique entre l'abuseur et la victime, avant d'atteindre l'âge de 18 ans. Si la définition de l'abus sexuel est élargie, pour inclure l'exposition précoce à des ébats sexuels de personnes adultes, à du matériel pornographique et à de l'exhibitionnisme, les chiffres sont alors plus élevés, allant de un sur quatre à un sur trois.   Les conséquences de l'abus sexuel ne sont pas moins nombreuses, ni moins sérieuses, ni moins envahissantes ou encore, moins pénibles à vivre pour l'homme qu'elles ne le sont pour la femme.  Au nombre des effets les plus fréquemment rencontrés, mentionnons l'anxiété et la confusion identitaire et sexuelle, l'amnésie de son enfance, la difficulté, voire l'incapacité, de faire confiance à soi-même et aux autres, divers désordres du sommeil, la compulsion sexuelle, la dysfonction sexuelle, l'incapacité de soutenir l'intimité dans ses relations, l'abus de substances psychotropes, la sur-performance ou la sous-performance au niveau professionnel, etc. Compte tenu de l'ampleur des conséquences vécues, nous serions portés à croire que les hommes en parleraient et consulteraient bien davantage pour parvenir à se sentir mieux dans leur peau. Pour notre part, nous constatons que plusieurs des hommes que nous rencontrons et qui ont déjà consulté à un moment ou l'autre de leur vie, l'ont fait presque toujours en identifiant un autre motif de consultation que celui des abus sexuels vécus : l'abus et la dépendance de substances, une séparation, un divorce, des difficultés professionnelles, etc.

En fait, les composantes du processus de socialisation des garçons permet de comprendre mieux la difficulté des hommes à recourir à de l'aide, notamment lorsqu'il est question d'abus sexuels. Elles contribuent à faire en sorte que les hommes, au cours de leur développement, et ce, jusqu'à l'âge adulte, auront tendance à dénier le fait que les expériences sexuelles précoces qu'ils ont vécues les ont grandement perturbés.

D'une part, les messages que reçoit l'adolescent au cours de son développement laissent le plus souvent entendre que l'homme est plus difficilement perçu comme la victime d'un acte sexuel abusif qu'il ne l'est comme auteur potentiel d'une agression. Il peut alors s'avérer difficile pour lui de croire qu'il a été lui-même l'objet d'une agression. De plus, nombreux sont les messages que reçoit l'enfant mâle qui l'amènent à accorder une valeur positive à toute expérience précoce de la sexualité; il tentera ainsi souvent de se convaincre que c'était le cas, même à la suite des abus. Il apprend également que le mâle doit prendre les initiatives en matière de sexualité, sous peine de ne pas être perçu comme un homme véritable. Là aussi un piège est tendu à l'enfant mâle et, le plus souvent, il en demeurera captif jusqu'à l'âge adulte . Non seulement il pourra interpréter les contacts sexuels de l'enfance ou de l'adolescence, bien que non désirés, comme des expériences faisant partie d'un parcours de vie particulier, voire privilégié, mais aussi il pourra tenter de se convaincre qu'il avait sans doute provoquer lui-même les contacts sexuels. Sans compter que, souvent, l'abuseur aura tenté de rendre sa victime responsable des ses propres actes. L'enfant ou l'adolescent abusé ressortira de ces expériences avec un grand sentiment de responsabilité qui se transformera rapidement en sentiment de culpabilité. La honte, profondément ancrée, de qui il est et de ce qu'il vit ou a vécu l'envahira tout aussi rapidement.

L'impact de ces expériences sexuelles pour lesquelles il n'avait pas atteint la maturité physique, affective et émotionnelle adéquate se laissent donc encore sentir à l'âge adulte, même avancé. Et le mot "impact" est ici approprié car l'enfant qui subit une forme d'abus sexuel se retrouve en état de choc, qu'il vit le plus souvent seul. Les conséquences des abus sexuels correspondent alors aux ondes de choc qui se réverbèrent pendant des années dans la chambre sombre et isolée que devient la vie de la personne.

D'autre part, le garçon apprend aussi que le "vrai" homme doit être en mesure de régler ses problèmes tout seul. Tous les malaises et toute la confusion qui accompagnent le vécu des abus sexuels, il doit y voir clair par lui-même, s'en débarrasser par ses propres moyens, au risque de ne pas parvenir à acquérir une perception positive de lui-même. Cette prescription sociale s'avère, et pour cause, trop lourde à absorber et il s'en suit, à des degrés variables, une perte d'estime de soi, de confiance en soi, un sabotage plus ou moins pernicieux et chronique de sa propre vie. L'homme connaît alors toutes les affres de la dépression et de ses ramifications et expressions; ou encore, dans l'espoir de conserver l'image de l'homme fort et en contrôle, l'homme ne se donne accès qu'à l'émotion et au sentiment consentis aux "vrais" hommes : la colère et l'agressivité, avec tous les actes de délinquance et de violence qui leur sont liés.

Cela exige énormément de courage de la part des hommes adultes pour s'ouvrir au sujet des abus sexuels dont ils ont été victimes. Ceux qui le font, et ils sont de plus en plus nombreux à le faire, ont dû le plus souvent attendre 10, 20, 30 et même 40 ans ou plus avant d'aborder avec d'autres personnes le passé douloureux qu'ils ont connu à l'enfance. Certains auront essayé de le dire au moment où les abus avaient lieu ou peu après, mais très nombreux sont ceux qui n'en ont récolté que des blâmes ou des reproches, à moins que ce n'ait été, purement et simplement, du déni et de l'incrédulité. Pour répondre à la demande croissante des hommes adultes de se libérer du poids de leur silence, de leur secret empoisonné, une nouvelle ressource a enfin vu le jour il y a deux ans, à Montréal.

C'est d'abord sur l'initiative du Centre d'aide aux victimes d'actes criminels de Montréal (CAVAC) qu'un nouveau service est apparu, sous le nom de groupe PHASE (Pour Hommes Abusés Sexuellement dans leur Enfance). Un agent de développement, détenant une maîtrise en psychologie, fut engagé grâce à un programme d'emploi et il forma équipe avec l'une des criminologues du Centre d'aide. Les objectifs de ce service étaient de permettre à des hommes de briser le silence en présence de pairs, de réduire leur isolement, de mieux comprendre les conséquences liées aux abus sexuels vécus et d'identifier des pistes favorisant leur rétablissement.

Comme la mise en place des conditions favorables à la présence du sentiment de sécurité et de confiance mutuelle était essentielle, nous avons opté pour une première démarche de nature psychoéducative et structurée, poursuivie à l'intérieur d'un groupe restreint et fermé. Les deux intervenants accompagnent les huit participants tout au long des dix rencontres consécutives, se tenant sur autant de semaines, et facilitent l'introspection, la communication et le soutien réciproque des hommes formant le groupe. Chacune des rencontres se déroule autour d'un thème visant à favoriser la poursuite des objectifs au cours de cette démarche qui se veut progressive. Les ateliers sont en effet bâtis les uns sur les autres et, à travers des lectures et des exercices en groupe ou à domicile, et les échanges et les partages, les participants sont amenés à mieux comprendre ce qu'ils ont vécus, à retrouver une meilleure estime et une plus grande confiance en soi, à considérer une "lueur au bout du tunnel", à y trouver une bouée de sauvetage "de dernière chance", ainsi que plusieurs l'expriment.

Devant le besoin exprimé par certains participants ayant terminé la première démarche, dite Phase I, nous avons présenté la possibilité de poursuivre le travail sur soi en mettant en place le groupe de Phase II. Cette démarche vise à permettre le cheminement des participants sur les pistes de rétablissement qu'ils ont identifiées ou pressenties au cours du premier groupe. Les intervenants demeurent donc les compagnons de route de chacun des hommes, selon son rythme et les avenues qu'il désire explorer. Alors que la Phase I présentait une démarche à laquelle les intervenants invitaient les participants, cette Phase II consiste en l'inverse puisque les intervenants suivent plutôt la progression des participants en la leur facilitant le plus possible. Les hommes retrouvent ainsi peu à peu le pouvoir sur leur vie, pouvoir qui leur avait été usurpé.

Devant l'impossibilité de trouver du financement public pour le maintien du nouveau service du CAVAC, un organisme communautaire à but non lucratif, CRIPHASE, est né en mars 1997 dans le but de maintenir un lieu de parole destinés aux hommes victimes d'abus sexuels. Grâce aux contributions financières des participants, les groupes de Phase I et de Phase II ont continué de se tenir. De plus, pour permettre aux hommes de se rencontrer de manière plus informelle, une activité mensuelle de café-rencontre fut mise en place. Puis, pour présenter encore une autre possibilité de parole, après avoir constaté que l'expression écrite avait longtemps représenté un planche de salut pour de nombreux hommes, un atelier d'écriture visant à favoriser la conscience de ses mécanismes de censure personnelle face à l'abus fut également mise en place. Enfin, afin de donner à la démarche de Phase I toute sa crédibilité, une évaluation scientifique de cette démarche a été menée, sous la direction de Monsieur Marc Tourigny, par l'intervenante Marie-Laure Guillot qui a choisi d'en faire son sujet de recherche au cours de ses études de maîtrise en travail social.